« Vous êtes pas autiste, vous me regardez dans les yeux »
Ah bon ? Vous trouvez que je vous regarde dans les yeux ?
Permettez-moi de reformuler : vous constatez, par moments, que je vous regarde dans les yeux.
Permettez-moi aussi d’exprimer mon point de vue, parce que le vôtre ne reflète pas forcément la réalité ni la vérité : par moments, je me force à vous regarder dans les yeux, les autres moments, je me demande :
- quand est-ce que je dois vous regarder dans les yeux ?
- qu’est-ce que je peux regarder d’autre sur votre visage ?
- et ailleurs que sur votre visage ?
- est-ce que c’est pas déplacé ?
- sinon, est-ce que je regarderais pas le mur derrière vous ?
- mais si je regarde le mur derrière vous, vous penserez que je vous regarde sans vous regarder, vous pourriez trouver ça bizarre, non ?
- sinon, je peux regarder la lampe sur votre bureau…
- oui, mais si je vous regarde pas quand je vous réponds, vous allez douter de ma sincérité, parce que c’est ce qu’on dit, non ? Que quand on ment, on ne regarde pas son interlocuteur… ? Ou alors on baisse les yeux ? Du coup, je dois regarder où ?
- bon admettons que je regarde plus haut, oh !! une fissure au mur, mais qu’est-ce qui s’est passé pour que le mur soit fissuré ?
- c’est le mur qui est fissuré, ou c’est juste l’enduit ?
- d’ailleurs, c’est de l’enduit, ou du placo ? Ça fissure le placo ? Pas sûr…
- ou alors c’est la peinture qui s’est fissurée ? Ça peut fissurer de la peinture ? De la peinture épaisse, de bonne qualité, peut-être…
- quoi qu’il en soit, y’a une fissure, donc c’est soit le mur qui travaille, ou… ah mais chez ma mère, c’est le sol, à cause de la sécheresse, qui fait que les maisons avec des fondations mal foutues bougent
- on en était où au fait ?
Je fais l’effort de vous regarder dans les yeux. Et pas tout le temps. Quand je parle, je ne vous regarde pas toujours. Ça dépend de ce que je vous dit, de l’importance que j’accorde à ce que je raconte, si ça me demande de réfléchir ou pas.
Si c’est facile et sans importance, je peux vous parler en vous regardant dans les yeux. Facile, y’a pas d’enjeu. J’ai appris. J’ai appris qu’il fallait regarder dans les yeux. Facile, mais en fait, pas si simple. Je vous regarde dans les yeux, mais en même temps, je porte mon attention sur le temps que je passe comme ça. Parce qu’il parait qu’au bout d’un moment, c’est inconvenant, c’est gênant. Faudrait savoir… C’est vraiment moi qui ai des difficultés ? Parce que vous mettez jamais la même signification derrière un simple regard dans les yeux.
Quand je dois réfléchir, que ce que je dis est important, compte pour moi, pour nous, je ne vais pas vous regarder, je vais dévier mon regard et me perdre un peu dans le vide. Dans le flou. Ne faire attention à rien (bon ça dépend pas que de moi, s’il y a une fissure au mur, je vais le remarquer et me poser 2-3 questions…). Parce que quand je vous regarde dans les yeux, je vais faire attention à votre manière de me regarder. Chercher s’il y a quelque chose à comprendre, et si oui quoi et pourquoi. Ce sont des informations que je vais devoir traiter et qui vont parasiter ma réflexion quant à ce que je vais vous dire.
Et c’est envahissant. C’est envahissant, parce que c’est systématiquement comme ça. C’est envahissant, parce que ça me demande un gros effort pour maintenir mon attention sur ce que je vais/veux dire.
Alors oui, parfois, je fais l’effort de vous regarder dans les yeux, comme je l’ai appris, consciemment, volontairement, grâce à des efforts, en étudiant les comportements des autres, en mimant. Parce que regarder dans les yeux, pour vous, c’est important. Alors je fais l’effort. Tandis que vous, vous ne remarquez pas que la plupart du temps je ne vous regarde pas dans les yeux.